La clôture. Sixiéme.
En sixième j’ai réussi à avoir une place au premier rang, avec à côté de moi un garçon qui avait un an d’avance, ça m’avait tout de suite séduite. Il s’appelait Thierry Muller. On est restés assis deux ans ensemble. Il avait des vingt. Je préfère les dix-neuf. Il avait ses chaussettes bien tirées dans ses sandalettes, (c’est lui qui disait sandalettes, il utilisait tels quels les mots de sa maman, il était son tout petit à lui). Il avait des expressions toutes faites, une écriture parfaite et régulière, des ongles avec de grandes lunules. Il était comme neuf
Elles n’ont pas eu de chance, elles ont vite grossi. Corinne Bauer se tenait voûtée et on ne voyait pas trop ses seins. Mais elle avait les hanches larges. Surtout sa copine, l’autre fille, avait des grosses fesses. Toutes les deux s’efforçaient de marcher d’un pas lourd.
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Il a demandé au pédiatre si je devais aller au chalet Blanche Neige. Le chalet Blanche Neige est le centre de convalescence pour enfants de la MGEN. Je rêvais d’y aller. J’avais souvent lu le dépliant. Il y avait la liste des habits qu’il fallait emporter, une liste pour les filles et une liste pour les garçons. Le soir, je m’imaginais. C’était un vieux chalet. C’était dans la montagne et c’était dans l’ancien temps. Je marchais le long du chalet dans le soleil, sur une terrasse en bois usé. J’étais habillée en montagnard, avec des choses en toile de vieux sac à dos.
Le pédiatre a dit : « Non, elle a trop besoin de ses parents. » Les larmes voulaient jaillir de mes yeux, mais je ne pouvais quand même pas pleurer devant papa, ça l’aurait peiné de comprendre que ce n’était pas vrai, que je ne voulais plus des parents. Comme je retenais mes larmes j’avais très mal à la gorge.
A la place du chalet Blanche Neige le pédiatre a prescrit des fortifiants. Ils sentaient le fer. C’était très mauvais. Ça allait me faire grossir.
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Pour aller à la messe, je passais par derrière. Il y avait un chemin qui se terminait par un delta inondé où poussaient de longues herbes que je prenais pour de l’osier. Avec une plume, j’ai écrit un poème que j’ai enfermé dans le coffre en bois de notre chambre. Dans le poème j’imaginais un grand vent qui soulevait le tablier à carreaux bleus et blancs d’une paysanne. Des oiseaux s’envolaient, et la lumière éblouissante faisait les flaques bleues et froides sous le ciel.
En évitant de tout regarder je pouvais voir, au-delà du delta, juste une vieille maison qui avait même une petite grange. Sous l’auvent de la grange il y avait des fagots compliqués et sombres, devant la maison, un prunier. Le prunier était comme les fagots. Si j’avais regardé sans précautions, j’aurais dû voir en même temps que la vieille maison la grange et le prunier, les premières maisons de la rue d’à côté, des maisons jumelées peintes en blanc avec les plantes achetées dans le catalogue, les tulipes « nouveauté », naines, frisées ou mauves, les sapins bleus, les conifères nains, les herbes de la Pampa et plus tard les herbes de la Pampa roses.
Un jour au retour de la messe, il y avait trois grands garçons avec leurs vélos sur le chemin. Ils ont barré le passage. Je voulais passer à droite, ils se poussaient à droite; à gauche, ils allaient à gauche. Le plus grand, le chef, a dit que je devais me battre. Je lui expliquais que j’étais une fille, je lui ai même donné mon prénom, mais il ne me croyait pas. Ça faisait longtemps que ça durait. J’ai essayé de passer quand même, je ne croyais plus qu’ils ne voulaient pas me laisser aller. Ils ont voulu me forcer à rester. Je me suis débattue, j’ai bousculé un garçon qui est tombé avec son vélo, j’ai couru, je suis arrivée à la maison.
Je m’en voulais et je n’ai pas tout de suite osé le dire à maman. Mais comme elle voyait qu’il y avait quelque chose je lui ai tout dit. J’avais l’impression de mentir. Comme elle avait l’air convaincue qu’on s’était mal conduit avec moi j’ai commencé à y croire. Elle a téléphoné au principal du collège pour se plaindre. Le chef de la bande, c’était Rosalie. J’ignore comment je le savais.
Le lendemain on m’a convoquée. La surveillante générale Madame Ranaldo m’a dit que ce n’était pas bien de pousser les gens et de les faire tomber du vélo. J’ai dit oui. Persuadée de ma culpabilité j’étais soulagée qu’elle ne me gronde pas plus longtemps, ni plus violemment.
Après je suis passée par devant pour aller à l’église comme
tout le monde.
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A la fin de la sixième, j’allais toute seule à la piscine le samedi matin entre onze heures et midi en attendant le car. Pendant le cours d’avant on entendait la tondeuse, on sentait l’odeur du gazon et déjà s’élevait la rumeur des baigneurs. Quelqu’un rebondit sur le plongeoir, des cris d’enfant montent vers le ciel.
A la piscine, je profitais de ce que j’étais seule pour mettre juste la culotte du maillot de bain, pas le soutien- gorge. Ça commençait quand même un peu à se voir, ça passait tout juste.
J’essayais d’apprendre à nager. Comme je ne comprenais pas comment faire pour respirer, je nageais quelques brasses sous l’eau puis je reprenais pied pour respirer et ouvrir les yeux. Je cherchais des techniques pour respirer sans avoir à m’arrêter. J’ai trouvé de nager quelques brasses, puis de sortir la tête de l’eau les yeux fermés et d’attraper le plus d’air possible, puis de continuer. Ça marchait. Un moment je n’ai pas assez sorti la tête de l’eau et au lieu d’air j’ai avalé de l’eau. Comme j’étais très essoufflée, j’ai avalé beaucoup d'eau. Ce n’était pas la bonne technique.
Il fallait déjà sortir de l’eau. C’est agréable quand on est dans le soleil très chaud mais qu’on n’a pas trop chaud parce qu’on sort de l’eau. Tous les muscles sont concentrés, la peau devient noire et les petits poils blonds brillent sur les bras.Et aussi la chaînette en or du baptême sur la nuque bronzée, mais ça seulement les autres peuvent le voir.