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Si tu prends mon billet
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Si tu prends mon billet
5 février 2011

La clôture, CM2

Au Cm2 on avait des compositions, j’avais des soucis, je ne comprenais plus la grammaire et j’étais obligée de copier sur mon voisin Jean-Marc qui n’était pourtant pas bien fort. Les opérations aussi étaient pleines de malchance et de hasards, je m’étonnais que certains aient toujours juste, pas seulement la plupart du temps.

Comme Corinne était au CES et mangeait à la cantine, c’est moi qui faisais les lits entre midi et deux heures. Je les faisais le plus vite possible et n’importe comment, jusqu’au jour où j’ai décidé de les faire parfaitement, bien carrés avec l’édredon replié et aplati au pied de chaque lit, là, symétriquement. Je regardais autour de moi dans la chambre et mes yeux mangeaient tout ce qui traînait, tout ce qui dépassait pour bien vider tout, pour que ce soit net. Après c’était bien rangé. Une fois par semaine je passais l’aspirateur qui avalait les petits bouts de fil et les moutons qui compliquaient le sol. Les parents étaient contents. Pour récompenser mes efforts ils m’ont acheté un livre, les œillets bleus. L’héroïne était une fille. J’ai eu le sentiment que j’avais trahi mes idéaux.

Le soir, comme Corinne n’était pas encore rentrée, je regardais l’île aux enfants avec Jean. Je détestais cette émission, l’idée de nature que schématisaient les décors, l’entrain joué des animateurs, leur connivence, la cabane transparente, le décor qui ramenait tout à deux dimensions.

Quand retentissait le mièvre générique, je me mettais à pleurer, parce que tout était déjà tellement fini. J’enviais Jean qui n’avait que quatre ans. Vautré sur son fauteuil, il regardait l’émission avec quiétude. Il avait si peu de soucis qu’il ne pouvait même pas jouir de la vie.

Parfois Corinne et moi on s’étonnait : est-ce qu’on allait perdre l’envie de jouer ? c’était forcé, mais c’était inconcevable. Je scrutais Corinne avec inquiétude. Elle était déjà en cinquième, elle était toujours d’accord pour jouer mais elle ne proposait plus de jeu. Même j’avais eu l’impression quelquefois qu’en jouant elle avait manifesté moins d’entrain que par le passé.

***

L’école récompensait ses bons élèves en leur offrant un voyage à Chamonix à la fin du CM2. C’était l’Alliance Française qui organisait ces voyages. Corinne n’avait reçu qu’un livre, « Le tambour des sables », qui était bien, avait-elle admis, il faudrait dire courageusement revendiqué : une autre élève qui n’était pas meilleure qu’elle, Sylvie Albientz, avait gagné le voyage. On a appris plus tard que le maître voulait aussi offrir le voyage à Corinne, mais papa ne voulait pas que ses enfants aient l’air favorisés parce que leur père était instituteur dans leur école.

Marianne Bossert, une fille de ma classe, avait comme moi gagné le voyage. Au dernier moment elle a refusé de partir, parce qu’elle ne voulait pas s’éloigner de sa maman. J’ai pensé que cette explication était un prétexte.

Chamonix, la mer de glace, le Mont Blanc, en train de nuit ! Comme je me réjouissais ! Je faisais le voyage en imagination. Le sommet du Mont Blanc était arrondi par l’épaisse couche de neige qui le nappait. Chamonix était un village haut perché. Je ne voyais pas bien ce que pouvait être la mer de glace; quelque chose de grandiose sans doute, qu’on ne pouvait pas se représenter avant de l’avoir vu, comme un fruit dont il faut avoir mangé pour en connaître le goût. Mais je voyais déjà la couchette du train, un petit lit avec des barreaux en bois tourné et un nounours rose disposé sur les draps brodés, ce qui m’agaçait un peu parce que c’était nous traiter en enfants de nous prêter cette prédilection pour la puérile couleur rose. Dans le programme c’était marqué qu’on traverserait le lac Léman en bateau et que sur ce bateau nous serait servi un « lunch ». C’était quoi un lünch ? Maman a dit un repas. Ce devait être un repas extraordinaire pour porter un nom si rare. Ce repas, je ne pouvais même pas l’imaginer.

Enfin seule. A nous les montagnes.

Le soir du départ il y avait une foule d’enfants avec leurs parents sur le quai de la gare à Saint-Louis. On est montés dans le train déjà bondé ( ce train affrété par l’Alliance Française ratissait toute l’Alsace). Il a fallu s’asseoir à trois sur une banquette pour deux. Les filles n’étaient pas dans les mêmes wagons que les garçons. Il n’y avait pas de couchettes, mais ça c’est comme si je l’avais toujours su.

Les parents sont partis. Le train ne partait pas. Il est resté trois heures dans la gare. Les filles à côté de moi dormaient en transpirant, elles s’abandonnaient.

Le jour s’est levé peu après le départ du train. On traversait la Suisse. C’était joli ces grosses fermes en bois foncé dans les prés verts. On a longtemps traversé la Suisse. A Genève on est passés par un parc vraiment bien, on a vu des hôtels dont les balcons arrondis et les stores rebondis faisaient penser à des meringues chantilly puis on est montés sur le bateau. Ça allait être le lunch ! C’était dans un sac en papier et on recevait aussi un gobelet en plastique avec peut-être un potage dedans. J’ai goûté ce qu’il y avait dans le sac puis j’ai fait comme les autres, j’en ai un peu jeté dans le lac et le reste à la poubelle. Je suis allée au WC. Une dame m’a dit « ici c’est pour les dames jeune homme », je lui ai répondu « mais je suis une dame » en essayant d’y mettre de l’humour pour déguiser mon contentement d’avoir pu la mystifier, et mon déplaisir de devoir la démystifier. La dame s’est sentie obligée de s’excuser. Vraiment, ce n’était pas la peine.

Après la traversée du lac on est montés dans un train qui roulait très très lentement, penchait vers les grandes digitales le long des rails, passait sous de nombreux tunnels dont on pouvait caresser la paroi par la fenêtre, s’arrêtait dans d’innombrables gares. C’était la plus belle partie du voyage mais j’ai refusé d’admirer, m’impatientant de ce qu’on tardait à atteindre le but dont je croyais qu’il représentait le seul intérêt du voyage.

A Chamonix ils ont mis les filles dans une tour qui était un internat, les garçons dans des hôtels. Les garçons nous ont raconté le lendemain qu’ils avaient de la moquette jusque dans les placards. Nous on n’avait même pas de rideaux aux fenêtres. Et quand je m’en suis plainte aux parents au retour, papa a dit que j’étais une bourgeoise.

On a eu le droit de faire un petit tour dans Chamonix dans la soirée. Je ne voyais aucune montagne avec de la neige éternelle dessus. Où étaient-elles les belles montagnes ? Sur les cartes postales on en voyait de toutes sortes, des blanches, des bleues, même des roses, au dos c’était marqué que c’était au soleil levant. On verrait le lendemain. J’ai acheté un souvenir pour les parents avec mon argent de poche, un chamois sur un rocher. Une copine a acheté une sculpture baromètre qui passait du rose au mauve en fonction du temps qu’il ferait. Ça ne faisait pas vraiment rustique. Ce n’est que de retour à la maison que j’ai remarqué que mon chamois n’était pas en bois mais en plastique.

Le lendemain matin on a pris le train à crémaillère pour aller au Montenvert. On a regardé la mer de glace qui était pleine de poussière grise avec des cailloux qui traînaient dessus, puis on est rentrés à la maison, en train tout d’une traite. On avait soif.

***

C’était l’été 76 qui a été si sec. Les parents avaient loué un gîte rural à Gérardmer pour les vacances. Le lac de Gérardmer ! ça allait être la piscine tous les jours !

Il a plu à verse tous les jours. Entre deux averses on se balançait inlassablement sur la grande balançoire du jardin. Souvent les deux filles du propriétaire nous rejoignaient et c’étaient des concours à qui monterait le plus haut, assise, debout, dans toutes les positions possibles. La grande sœur qui avait mon âge était une fille complaisante, insignifiante. Sa petite sœur qui avait un an de moins était un sacré lutin. Je me suis laissée avoir, j’ai cru que c’était un garçon. Elle appelait Corinne « Coco », avec un accent des Vosges que j’aurais volontiers imité, un accent comme une gestuelle déjà fixée, qui avait la même grâce que la course d’un garçon déjà grand qui a les pieds un peu en dedans, ou que cette façon de tenir le stylo qu’ont les écoliers aux doigts tachés d’encre : on dirait qu’ils ont trop de doigts, ou que le stylo est trop court.

Chaque jour on prenait un chemin rose qui allait au lac de Longemer. Arrivés au lac on regardait les campeurs qui essayaient de sécher leurs affaires. Sur ce chemin j’ai trouvé un caillou en forme de pic enneigé, du quartz blanc avec un peu de rose.

 

Papa nous a menées, Corinne et moi, sur un sentier à travers la forêt. C’était un raccourci pour aller à la Moineaudière. Par terre c’était spongieux. Le soir au lit l’évocation de ce sol spongieux inquiétait ; comme si vous étiez face à un paysage, (telle vue de Waltenheim avec des saules au loin) et ce paysage se changerait en un autre sous vos yeux. 

Le lendemain on est allés tous ensemble à la Moineaudière et, comme des paysans qui admiraient les splendeurs de l’église de leur village qui se retrouveraient pour la première fois dans une cathédrale, devant les merveilles accumulées dans la première salle d’exposition – des géodes géantes pleines d’améthystes, des troncs silicifiés, on ne savait même pas que ça existait, des agates polies, des quartz fumés – on s’est aperçu qu’il existait un ordre de beauté supérieur à celui qu’on avait conçu jusque-là. Maman aurait bien vu une tranche de tronc silicifié dans notre salle à manger. Moi j’imaginais voluptueusement la scène suivante : je serais dans la forêt. Là, non, plutôt ici, il y aurait un tronc couché par terre, un tronc qui n’aurait l’air de rien. D’abord je faisais comme si je ne le remarquais pas. Enfin prête, je le débitais avec une tronçonneuse, et là, c’était lisse et brillant comme le marbre, avec des nervures de toutes les couleurs. Ou bien je serais dans la montagne, dans un décor volcanique, désolé, avec seulement des monceaux de pierres nues. Je vois une pierre très grosse en forme d’œuf ; je la casse et dedans il y a une rivière de pierreries.

La première salle nous avait révélé qu’un caillou d’aspect banal pouvait renfermer un trésor. Mon désir des pierres s’en était trouvé attisé. Désormais je regarderais les tas de pierres avec l’inquiétude d'un chercheur d'or qui a peur de passer à côté d'un filon.

Dans la dernière salle on est restés pétrifiés devant les têtes réduites d’indiens Jivaros. On voyait les minuscules poils sur les joues, la bouche cousue, c’était tellement des têtes d’humains, et c’était si petit. Ces gens avaient été vivants, c’étaient des vrais gens et on voyait leur tête, là, fichée sur un bâton emplumé  Le lendemain maman a dit qu’elle n’avait pas pu dormir. «J’avais tout le temps ces têtes dans ma tête » a-t-elle expliqué.

 

Depuis le début des vacances à Gérardmer je dormais sur le divan de la salle de séjour et c’était comme si j’avais eu ma chambre pour moi toute seule. Corinne devait dormir dans une chambre avec Jean et elle n’arrêtait pas de se plaindre des bruits énervants qu’il faisait avec sa bouche en dormant. Papa a dit que la nuit suivante ce serait Corinne qui dormirait sur le divan.

Ma pauvre chambre à moi, et moi je me réjouissais tellement pour dormir dedans, chaque soir je me réjouissais, et maintenant je ne l’aurais plus. Mais je ne pouvais rien dire, il n’y avait pas de raison que Corinne n’en profite pas. Je suis allée sur la balançoire pour être tranquille et j’ai pleuré. La brume montait du sol détrempé et dans l’air calme du soir ma tristesse était encore plus inguérissable, et les moustiques profitaient de mon immobilité pour me piquer.

Papa est venu, il a tout compris, et Corinne était d’accord pour me laisser le divan. J’avais un peu honte mais j’ai quand même accepté son sacrifice.

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